Notre prochain programme #EntreVU a été sélectionné par notre commissaire Yes Mccan (Jean-François Ruel), un musicien et un membre fondateur du groupe de hip-hop québécois les Dead Obies. Il a sélectionné cinq vidéos sur VUCAVU qui sont reliées au thème « Les perdants magnifiques ». Le texte suivant est un essai écrit par Yes Mccan à propos de ses choix qui explorent et questionnent nos idées sur le statut, la créativité et le succès.

 


Yes Mccan 

Musicien et membre fondateur du
groupe de hip-hop Dead Obies


"Les perdants magnifiques"
Sélection de films et essai par Yes Mccan

 

 

Jean-François Ruel, mieux connu sous le nom de Yes Mccan, est membre fondateur du groupe de hip-hop québécois Dead Obies. Le groupe, actif sur la scène locale et internationale depuis 2012, est reconnu pour son habile mélange d’anglais et de français révélant une perspective renouvelée de l’identité québécoise. Jean-François est aussi un cinéphile avoué et s’est prêté au jeu de choisir 5 films offerts par VUCAVU afin de faire découvrir la plateforme aux amateurs de cinéma québécois et canadiens.

Les perdants magnifiques

J’ai tenté, pour ma sélection, de grouper 5 films autour de la thématique du perdant magnifique, celui ou celle qui gagne sans jamais gagner totalement, et qui perd sans ne jamais vraiment perdre non plus. Bon(s) film(s)!
 

« Miron : un homme revenu d’en dehors du monde » - Simon Beaulieu

“Me voici en moi comme un homme dans une maison qui s'est faite en son absence”. Ainsi Gaston Miron ouvrait-il son L’homme rapaillé, paru en 1970, voué à devenir objet de culte de la littérature québécoise et à faire du style “abracadabrant” de Miron l’un des plus imités par les générations d’auteurs subséquentes. 
 

Et c’est justement cette idée d’absence qui hante ce film une heure durant, à travers l’échantillonnage et la manipulation de séquences d’archives; l’absence du poète, en premier plan, bien sûr, mais aussi celle du projet d’avenir auquel il travaillait avec tant d’autres battants de sa génération: ce fantôme du futur proche d’une indépendance nationale jamais accouchée, et leur présences jointes dans l’absence, Miron et le Québec, les Québécois à travers leur poète, le Poète à travers les Québécois, revenus d’en-dehors du monde tous ensemble.
 

Je me souviens avoir vu ce film pour la première fois à l’été 2014 pendant une représentation en plein air au Parc Laurier, à Montréal, et d’être happé par la charge poétique de l’alliage des paroles du poète aux différentes images extraites par le cinéaste retraçant, calquant sur la pellicule, l’histoire personnelle de Miron, l’Histoire du Québec moderne et son héritage culturel via le trésor national qu’est les bandes de l’Office National du Film.
 

Si le biopic est en quelque sorte toujours gorgé d’une certaine spectralité, puisqu’on évoque celui ou celle qui n’est plus via le son et l’image, faisant apparaître ce qui est absent, « Miron : un homme revenu d’en dehors du monde » est un des biopics les plus spectraux qu’il m’ait été donné de voir; ce revenant d’en dehors du monde, lui et tous ceux-là invoqués de façon magnifique par Simon Beaulieu afin de venir contempler une fois pour toute la maison qui s’est faite en leur absence. Peut-être là trouveront-ils dans le regard du spectateur, deux spectres se dévisageant ainsi jusqu’à ne plus se reconnaître, ou presque.

c’est justement cette idée "d’absence" qui hante ce film une heure durant, à travers l’échantillonnage et la manipulation de séquences d’archives; l’absence du poète, en premier plan, bien sûr, mais aussi celle du projet d’avenir auquel il travaillait avec tant d’autres battants de sa génération...

« Ceci est un message de l'indéologie dominante »Michel Sénécal et Michel Van de Walle

Je n’avais jamais entendu parler de ce court-métrage avant de me balader sur la plateforme de VUCAVU. J’ai tout simplement été attiré par le titre et son court descriptif: “Cette vidéo analyse, à partir de dix émissions du téléroman « Rue des Pignons », le fonctionnement de l'idéologie bourgeoise dont la télévision et les mass-média sont les principaux supports.”
 

C’est tout simplement un petit bijou de cinéma, non sans rappeler les films de Guy Debord avec tout le starting pack en bonne et due forme: narration impassible, la lutte des classes en grille d’analyse, échantillonnage et détournement d’objets de cult(e)ure populaire avec une bonne dose d’ironie.
 

J’ai essayé de trouver plus d’infos sur le film ou ses réalisateurs, par la suite, mais rien, seulement un lien du Musée des Beaux-Arts du Canada le répertoriant dans sa collection. Ce genre de cinéma serait tellement nécessaire aujourd’hui, dommage qu’il n’y ait plus personne pour faire des trucs de ce genre. Une autre preuve que l’excellence et la pertinence ne protège pas de l’oubli total. J’espère que plusieurs pourront découvrir ce film grâce à cette plateforme.

Une autre preuve que l’excellence et la pertinence ne protège pas de l’oubli total.

« Ceux qui ont le pas léger meurent sans laisser de trace », Bernard Émond

Pré-Élise Guilbault, Bernard Émond avec Pierre Falardeau à la narration et le Plateau Mont-Royal / Hochelaga du début des années 1990 forment la base de ce documentaire envoûtant. On y pourchasse le fantôme d’un homme sans histoire, dont les contours se précisent au fur et à mesures d’entrevues conduites avec les gens qui l’ont côtoyé, au hasard des rencontres: le coiffeur du quartier, le boucher, le serveur du lunch-counter du coin. 
 

La narration envoûtante de Falardeau vient élever ce qui pourrait être un talking-head charmant à un tout autre niveau, ouvrant le champ d’interprétation du film avec grâce et poésie: “(...)Et vous vous dites qu’il y a une certaine justice à faire l’histoire des hommes à partir de ce qu’ils jugent sans valeur”. 
 

Le film parvient ainsi à transcender l’anecdotique et nous amène à nous questionner sur la notion d’histoire, de “traces” et du rapport complexe que l’individu entretient face à la collectivité, et vice-versa. Qui a-t-on le droit d’oublier? Et pour quelles raisons?

Qui a-t-on le droit d’oublier? Et pour quelles raisons?

« Je m'appelle Denis Gagnon » – Khoa Lê

Voici un portrait plutôt conventionnel du plus célèbre des designers québécois: le documentaire d’une cinquantaine de minutes suit la création de son prochain défilé pour la Semaine de la Mode en 2009 à Montréal, et en profite pour retourner dans sa ville natale afin d’interroger les origines de l’artiste, avant de terminer sur la concrétisation du défilé. Cependant, deux choses rendent ce documentaire digne de mention.
 

La première, c’est que ces images furent captées en 2009, soit un an avant que Gagnon ne devienne le premier designer québécois (et canadien) à entrer au Musée des Beaux-Arts. On a donc la chance de capter un artiste québécois à un moment clé : il excelle dans son domaine, est reconnu par ses pairs, mais, à l’aube de la cinquantaine, demeure marginalisé par l’anxiété et les problèmes financiers. Il ne possède ni voiture, ni maison, ni objet de valeur, et mets sur pieds ses créations célébrées, mais invendables, avec des retailles de tissus glanées dans des surplus d’entrepôts. Le documentaire de Khoa Lê devient ainsi un fabuleux témoin de la condition précaire qui guette la majorité des créateurs québécois désireux d’œuvrer avec passion plutôt que dans un souci de rentabilité commerciale.
 

L’autre point fort du documentaire, le plus fort, selon moi, c’est bien évidemment la présence de Denis Gagnon, un être lumineux, qui s’abandonne en toute liberté à la caméra. La scène où il boit des verres avec sa famille à Alma, et où il livre ses angoisses au milieu de la nuit, complètement chaud, complètement libre, ou même celles où on le voit piétiner et faire des blagues pour détendre l’atmosphère avant son défilé forment les quelques moments où on a un accès privilégié à une personnalité marquante du paysage culturel québécois.

Le documentaire de Khoa Lê devient ainsi un fabuleux témoin de la condition précaire qui guette la majorité des créateurs québécois désireux d’œuvrer avec passion plutôt que dans un souci de rentabilité commerciale.
Image fixe de " Je m'appelle Denis Gagnon ", Khoa Lê, 2009 (F3M)

Image fixe de « Je m'appelle Denis Gagnon », Khoa Lê, 2009 (F3M)

« Pute No. 2 » - Juliette Gosselin

Ce petit court-métrage est vraiment très cool. On y suit une comédienne d’origine anglophone alors qu’elle répète en vue d’une audition où elle devra interpréter le personnage de la « Pute No. 2 »​. Elle a trop d’accent au goût de la directrice de casting, devra faire attention à être moins jolie que le rôle principal, etc. Bien vite, le petit film fait son bout de chemin et transcende son contexte pour devenir l’occasion de questionner métaphoriquement ce qu’on attend d’un individu, et plus particulièrement dans ce cas-ci, d’une femme en société.

En plus de présenter une photographie somptueuse dans « Pute No. 2 »​, la structure du court-métrage est aussi digne de mention: alors qu’on entend l’audio de l’audition, on ne la voit jamais. On assiste seulement à l’apprentissage du texte par l’actrice, seule dans sa chambre, ce qui permet d’accentuer chez le spectateur le sentiment d’être aux premières loges des mécanismes de jeux de pouvoirs à l’œuvre dans la société contemporaine. 

On assiste seulement à l’apprentissage du texte par l’actrice, seule dans sa chambre, ce qui permet d’accentuer chez le spectateur le sentiment d’être aux premières loges des mécanismes de jeux de pouvoirs à l’œuvre dans la société contemporaine.
Image fixe de « Pute No. 2 », Juliette Gosselin, 2014 (SPIRA)

Image fixe de « Pute No. 2 », Juliette Gosselin, 2014 (SPIRA)