Dans l’essai qui suit, Leah Fay Goldstein, une artiste et membre fondatrice du groupe rock alternatif canadien July Talk, présente à VUCAVU sa sélection #EnterVU intitulée : « EMPOISONNER LE PATRIARCAT AVEC LE "REGARD FÉMININ” ». Dans ce texte, Goldstein discute du pouvoir du « regard féminin » dans le cinéma contemporain et de la façon dont cette perspective demande au spectateur de regarder le monde différemment.

 
Leah Fay Goldstein

Leah Fay Goldstein
Artiste et musicienne


« EMPOISONNER LE PATRIARCAT AVEC LE “REGARD FÉMININ” »
Essai par Leah Fay Goldstein

Installée à Toronto, Leah Fay Goldstein est musicienne et artiste. Elle a cofondé le groupe de musique rock July Talk et le collectif d’art performance WIVES. Sa pratique artistique se concentre sur le démantèlement des normes sociétales patriarcales et androcentriques. Pendant ses études en danse contemporaine effectuées dans le cadre d’un baccalauréat en arts à l’Université Concordia, elle a particulièrement apprécié l’étude de l’intervention par la performance, laquelle lui permet de franchir avec tact la barrière entre elle et les autres. Elle a adopté la démonstration d’émotions brutes sans inhibitions comme méthode de désacralisation des charmes féminins et elle rend depuis les gens inconfortables avec son honnêteté sans filtre. En 2016, elle a été nominée pour un prix Écrans canadiens dans la catégorie « Meilleure performance » par une actrice dans un rôle principal pour le film indépendant « Diamond Tongues ». En 2015 et 2017, le groupe July Talk a été récipiendaire du prix Juno de «l’Album alternatif de l’année ». En 2014, la CBC a désigné Goldstein parmi les « 28 Top Front Men and Women » de l’année.

« EMPOISONNER LE PATRIARCAT AVEC LE “REGARD FÉMININ” »
par Leah Fay Goldstein

Une collection de courts métrages qui confrontent, exposent et démantèlent le regard masculin à travers une lentille féministe, queer, trans ou « autrement » empathique.

Nous ne pouvons pas toucher au patriarcat avec nos mains. Il n’a pas d’odeur et il n’émet pas de son. Nous ne pouvons pas savoir lorsqu’il est entré dans une pièce avec l’intention d’enlever des pouvoirs, de s’insérer là où il n’a pas besoin d’être ou d’écraser les voix moins audibles en répondant lorsqu’on ne lui a même pas posé de question. La naissance du patriarcat n’a pas été marquée dans l’histoire à une date précise. La société n’a pas changé d’une chose à une autre à la suite d’un seul événement, bien que les religions qui avantagent les hommes et le développement du langage androcentrique n’ont probablement pas aidé les choses. Après tout, en anglais, on parle de « his-story » — l’histoire de lui, plutôt que la mienne, la vôtre ou la leur. Il n’y a pas de conclusions quantifiables ou incontestées, de graphiques ou d’artéfacts qui expliquent l’érection de cette construction sociale. Il n’y a que des statistiques qui démontrent les façons par lesquelles elle échoue à traiter tous les êtres sensibles également.

Pour beaucoup d’entre nous, peu importe l’identité de genre, les effets du patriarcat et du « regard masculin » sont ressentis dans nos corps longtemps avant que nous puissions les nommer ou les comprendre en tant que concepts. J’ai été élevée par des parents qui se sont toujours efforcés de traiter mon frère et moi comme des égaux. J’ai passé mon enfance très privilégiée à danser dans un studio prônant l’image corporelle positive et à créer de l’art les week-ends dans des programmes organisés par des établissements qui étaient assurément matriarcaux et qui acceptaient toutes les personnes. Cette éducation a entraîné une vision du monde particulière. J’ai commencé à m’identifier comme « féministe » avant de savoir comment épeler ce mot.

Lorsque j’ai atteint la puberté et que j’ai commencé à me sentir observée, sexualisée et menacée, j’ai été furieuse à cause du contexte qui était déjà en place autour de moi. Je savais qu’il y avait d’autres façons d’être. C’est probablement ce qui m’a menée à décider d’étudier la danse contemporaine et l’art à l’université. Je me suis retrouvée dans un endroit où je pouvais m’entourer d’une communauté aux vues similaires, formée de personnes féminines et non binaires ou de féministes s’identifiant comme des personnes masculines. Nous étions toutes des artistes émergentes ou établies qui aspiraient à la révolution et à un refuge des normes sociétales traditionnelles.

Au moment où j’ai terminé mes études, j’étais si plongée dans un type précis de confort et de privilège que je n’étais pas consciente du poids de ce pour quoi nous nous battions toutes. Ce n’est que quand j’ai cofondé un groupe et que je suis entrée dans l’industrie musicale que j’ai commencé à faire l’expérience et à comprendre certaines des façons dont les gens sont traités et évalués différemment dans les environnements dominés par les blancs-hétéros-non handicapés-cisgenres-mâles. J’avais eu la chance de passer tant d’années de ma vie à me sentir comme un être humain. Je n’avais pas eu besoin de trop penser aux attentes ou aux suppositions que les gens plaçaient sur moi seulement parce que j’ai des seins. Je n’étais pas habituée à ce qu’on me parle, me traite et me regarde si différemment que les hommes qui m’entourent.

Le terme « regard masculin » (male gaze) a été inventé par la critique de cinéma féministe Laura Mulvey en 1975, qui le définissait comme « la façon dont les arts visuels et la littérature dépeignent le monde et les femmes d’un point de vue masculin, présentant les femmes comme des objets donnant du plaisir aux hommes ». Il est important de souligner que cette lentille est aussi majoritairement blanche, hétérosexuelle, cisgenre et non handicapée. En septembre 2016 au Festival international du film de Toronto, la productrice et réalisatrice Jill Soloway (« Transparent », « I Love Dick ») a livré un discours liminaire explorant la possibilité d’un « regard féminin ». Elle a dit que « le regard féminin cherche à détruire tous les regards; c’est le regard autre, le regard queer, le regard trans, le regard intersectionnel; c’est un non-regard qui émane du centre, non pas d’un triangle, mais d’un cercle. Indivisé. C’est le regard du ressens-avec-moi, le regard de l’être-vu, le regard du je-vous-vois, le regard de la vérité. C’est l’Internet, parce qu’à présent, nous pouvons tous nous parler en même temps. Collaborer. Corroborer. » Elle a suggéré que l’utilisation d’un regard non oppressif et autre, qui est tellement plus que simplement un regard féminin, pourrait permettre un « effort conscient de créer de l’empathie en tant qu’outil politique » et adopter le rôle d’une « manière de créer de l’art sociopolitique et avide de justice ». Elle a décrit ce concept en trois parties : « ressentir-voir », qui explore l’idée de se retrouver dans la peau de la protagoniste et de prioriser l’émotion plutôt que l’action; le « regard regardé », qui nous montre comment on se sent lorsqu’on est l’objet du regard masculin; et « retourner le regard », où les sujets reconnaissent leur conscience d’être regardés et d’avoir été regardés pendant toute leur vie.  

La collection de vidéos et de films qui suit, par les artistes Alex Ateah, Francesca Fini, Amy Lockhart, Coral Short, Emily Pelstring, Caroline Monnet et Alysha Seriani, offre une variété d’exemples d’approches artistiques détournant le patriarcat.

le " regard féminin " cherche à détruire tous les regards; c’est le regard " autre ", le regard queer, le regard trans, le regard intersectionnel; c’est un non-regard qui émane du centre, non pas d’un triangle, mais d’un cercle. Indivisé. C’est le regard du " ressens-avec-moi ", le regard de l’être-vu, le regard du je-vous-vois, le regard de la vérité. C’est l’Internet, parce qu’à présent, nous pouvons tous nous parler en même temps.

Dans « Other Half Dating Service », nous voyons Alex Ateah incarner quatre versions caricaturales différentes d’elle-même, transformant chaque facette en un flagrant stéréotype moderne de la féminité : une intellectuelle timide, une DJ « cool », une fêtarde légèrement narcissiste, et une masseuse romantique avec un accent sudiste. Chaque personnage est intéressé à trouver un partenaire, mais les façons par lesquelles Ateah distingue ces quatre personnages adressent directement la préférence patriarcale pour les femmes qui peuvent être définies, qui ont peu de dimensions et qui sont facilement étiquetables.

Dans « Fair and Lost » de Francesca Fini, cette dernière se maquille le visage alors qu’elle est attachée à des stimulateurs électroniques qui font que les muscles de ses bras et de ses mains bougent involontairement et qui infligent occasionnellement de la douleur. Alors que de plus en plus de couches de maquillage couvrent ses paupières et sa bouche, la délimitation entre être une participante consentante et non consentante s’embrouille. Sa performance, qui est à la fois naïve, drôle et violente, réussit à ridiculiser les standards de beauté sociétaux et le regard masculin lui-même.

Sa performance, qui est à la fois naïve, drôle et violente, réussit à ridiculiser les standards de beauté sociétaux et le regard masculin lui-même.
Image fixe « Fair And Lost », Francesca Fini, 2013 (Video Out)

Image fixe « Fair And Lost », Francesca Fini, 2013 (Video Out)

« Miss Edmonton Teen Burger 1983 in It’s Party Time! », par la vidéaste et animatrice Amy Lockhart, met en vedette Miss Edmonton Teen Burger, un personnage de drag queen créé par Matthew Fithen. Teen Burger offre une performance de la féminité qui est hystérique, nerveuse, exagérée et magique. Chaque réplique est criée et chaque action est accentuée par sa version personnelle du « voguing ». C’est une folle aventure.

« Narcissus » de Coral Short met en scène un jeune homme trans qui découvre sa nouvelle identité. Une image divisée comme un miroir lui permet de flirter, puis éventuellement — après beaucoup de tension grandissante — de partager un baiser avec sa propre réflexion. Tout comme donner un nom à une émotion ou un état précédemment indescriptible peut procurer un sentiment d’acceptation et de soulagement, l’œuvre suggère qu’être capable de s’aimer et de se reconnaître soi-même après une transition importante a un effet similairement libérateur.

La vidéo d’Emily Pelstring intitulée « 28 Days » rend hommage au vidéoclip de 1963 pour la pièce “He’s Got The Power” du groupe The Exciters. Le vidéoclip original montrait le groupe en train de jouer sa chanson à propos d’une relation où le partenaire masculin a le pouvoir de faire faire des choses contre son gré à sa partenaire féminine, tout simplement parce qu’il a « le pouvoir de l’amour » sur elle. Dans 28 Days, la chanteuse Meg Remy et une troupe de danseuses livrent une performance semblable au succès des années 1960. Toutefois, cette version composée par Remy présente une perspective féminine du pouvoir et de l’esprit de décision. Un partenaire est prêt pour les « longues nuits » qu’exige un nouveau-né tandis que l’autre « prie pour saigner » chaque mois. Au lieu qu’une personne ait le pouvoir sur l’autre, c’est le cycle de la menstruation, de l’ovulation et des symptômes prémenstruels qui poussent les deux partenaires à ressentir différentes choses. Meg Remy a dit de la chanson : « J’espère faire disparaître le tabou associé aux menstruations » et que « un dialogue plus ouvert à propos des menstruations, de l’ovulation et de la grossesse serait bénéfique pour le monde entier. »
 

« Roberta » de Caroline Monnet met en lumière le combat d’une femme âgée qui utilise les pilules et l’alcool pour échapper à la banalité de sa communauté banlieusarde. Nous voyons Roberta mettre une pilule dans un chocolat et le manger alors qu’elle garde son petit-fils. Elle exprime son inquiétude que son mari la quitte, car elle sait qu’il voit secrètement d’autres femmes. Passant à un mouvement de caméra à l’épaule alors que les effets du médicament se font ressentir, Monnet est en mesure de capter les événements de la journée à travers une lentille vivante. Nous ressentons de l’empathie pour Roberta alors qu’elle est droguée et qu’elle se couche sur l’herbe de sa cour, et nous compatissons avec elle alors qu’elle redescend sur terre, se tournant et se retournant dans son lit. L’œuvre se conclut alors que Roberta retourne à un vice plus socialement acceptable, développant un bonbon et la mettant dans sa bouche, assise sur un sofa alors que le jeune garçon accueille son mari à la porte. Monnet montre que Roberta est à nouveau prisonnière à la fin, illustrant cela par une transition frappante de la réjouissance à un état stagnant et apathique.

... faire disparaître le tabou associé aux menstruations » et que « un dialogue plus ouvert à propos des menstruations, de l’ovulation et de la grossesse serait bénéfique pour le monde entier.
Image fixe de "Roberta", Caroline Monnet, 2014 (Spira)

Image fixe de "Roberta", Caroline Monnet, 2014 (Spira)

« Soak » d’Alysha Seriani montre une jeune femme prenant un bain d’un point de vue non sexualisé, sans affectation, simplement humain. Le choix de Seriani d’inclure des plans d’un t-shirt étant enlevé nonchalamment, de banals sous-vêtements roses tombant sur le plancher autour des chevilles de la protagoniste, et de sa prudente et maladroite tentative de s’installer dans le bain illustre les détails qui sont habituellement ignorés dans les scènes de bain que nous voyons traditionnellement. Le poil pubien et les mamelons ne sont pas commodément cachés par de la mousse stratégiquement placée. Plus important encore, l’humaine dans le bain ressent quelque chose que nous ne sommes pas supposés comprendre ouvertement. Nous la voyons serrer durement ses poings puis les relâcher lentement; elle brise un verre sur le sol et le fixe longuement, sans en ramasser les morceaux. Nous sommes gardés à distance de sa douleur émotionnelle, tandis que nous avons simultanément l’occasion d’accéder à son intimité et de le regarder lors d’un moment privé et extrêmement vulnérable, comme une mouche sur un mur.

Les réalisateurs ne rencontrent pas les scénaristes pour discuter de la façon dont la production de plusieurs millions de dollars qu’ils s’apprêtent à tourner a besoin d’être davantage orientée sur le regard masculin. Le regard masculin, comme le patriarcat, est intouchable. Ils peuvent toutefois trouver une autre actrice pour le rôle féminin principal, ajouter une scène de sexe ou démoniser un certain personnage stéréotypé afin d’apaiser le public hypothétique auquel ils assument qu’ils s’adressent. Ce n’est pas qu’un regard masculin ne peut plus exister; c’est que cela ne peut pas continuer d’être l’unique lentille dominante par laquelle nous regardons. Lorsqu’il y a un seul point de vue standardisé et normalisé à partir duquel tout est fait, à la fois consciemment et inconsciemment, tout ce qui est à l’extérieur est douteux. Ce n’est pas une question de mettre en cause quelqu’un ou de jouer à la victime, étant donné que nous sommes tous intrinsèquement affectés et que nous y contribuons tous par inadvertance. Nous n’avons jamais connu rien d’autre et ce n’est la faute de personne. À l’ère du suivi des données personnelles, de la surveillance, des publicités personnalisées et des algorithmes, la technologie a sans aucun doute rendu plus difficile l’identification de ce que nous aimons versus ce qu’on nous dit que nous aimons. Les « pouvoirs en place » ont perfectionné le cycle de vente de la seule chose que nous avons toujours connue dans une nouvelle boîte scintillante. C’est notre responsabilité en tant que membres du public cible d’identifier ce qu’on nous impose et de remettre en question les suppositions qui ont été faites à propos de nous. Est-ce que ces suppositions sont exactes ou sommes-nous simplement trop engourdis pour désirer quelque chose de différent? Comme ces artistes qui ont pris la décision de nous montrer le monde en adoptant un point de vue différent — à travers un « autre » regard —, nous aussi devons décider d’identifier les schémas, de remettre en question les normes, de désapprendre les cycles, de modifier le paradigme et d’enfin nous libérer de ce que nous en sommes venus à considérer comme la seule option viable.

Ce n’est pas qu’un regard masculin ne peut plus exister; c’est que cela ne peut pas continuer d’être l’unique lentille dominante par laquelle nous regardons. Lorsqu’il y a un seul point de vue standardisé et normalisé à partir duquel tout est fait, à la fois consciemment et inconsciemment, tout ce qui est à l’extérieur est douteux.
Image fixe de "Soak", Alysha Seriani, 2014 (CFMDC)

Image fixe de « Soak », Alysha Seriani, 2014 (CFMDC)