Jordan Arseneault est un performeur, auteur et artiste qui travaille aussi comme coordinateur de la Base de données des médias queer canadiens et québécois (mediaqueer.ca) à Montréal. Arseneault a sélectionné 7 films et vidéos parmi le répertoire de VUCAVU qui sont reliés à l'identité queer et la justice sociale. Voici un essai qu’il a écrit à propos de ses choix et de son programme intitulé « PERSÉVÉRANCE : Je suis ici pour ça ».

 
Jordan Arseneault

Jordan Arseneault
Performeur, Artiste et Coordinateur de Mediaqueer.ca

"PERSÉVÉRANCE : Je suis ici pour ça"
Sélection et texte par Jordan Arseneault

Jordan Arseneault (né en 1980) est un artiste socialement engagé, performeur, écrivain et traducteur actif depuis 2008 sur la scène montréalaise. Ses performances, ateliers et activités de conservation abordent des questions comme l’identité queer, la criminalisation, la stigmatisation, la santé mentale, le VIH/sida, la dépendance, le  biculturalisme, le genre et la communauté. C’est dans le cadre du Vancouver Queer Film Festival (VQFF) qu’il a projeté son premier programme cinématographique d’envergure : Still Not over It, suivi de Matraques/Nightsticks I & II à Montréal ou de Vicini e Lontani au Festival MIX Milano. Il est actuellement coordonnateur du projet Base de données des médias queer canadiens et québécois, où il co-chapeaute depuis mars 2013 la conservation sous l’égide du professeur Thomas Waugh. Il est honoré de faire partie des commissaires invités pour la série #EntreVU de VUCAVU et pour souligner la Journée internationale contre l’homophobie et la transphobie 2017 (17 mai).

PERSÉVÉRANCE : JE SUIS ICI POUR ÇA

Les artistes se spécialisant dans l’image en mouvement et les personnes queer ont beaucoup de points en commun. Tous deux utilisent un langage qui peut sembler ambigu et inaccessible, mais dont l’objectif est de faire une déclaration mémorable. Nous avons aussi l’habitude de nous regrouper afin de survivre, comme de nombreux vidéastes canadienNEs et québécoisES l’ont fait depuis la création d’une série de centres de distribution autogérés par et pour les artistes dans les années 1970 et 1980. Le répertoire queer et québécois de VUCAVU offre un reflet prismatique de ces traditions interconnectées, qui sont à la fois fièrement indépendantes et plus fortes lorsque nous sommes organisés et rassemblés. 

Pourquoi en français?


Bien que la sélection ne soit pas exclusivement francophone, "PERSÉVÉRANCE : Je suis ici pour ça" s’inspire de ce qu’on peut appeler une vision non hégémonique, typique de la majorité de la vidéo québécoise et particulièrement des œuvres vidéo créées par des personnes queer canadiennes. En tant qu’artiste de scène, traducteur, artiste drag, militant et coordinateur de MediaQueer.ca — le site web qui accueille de la Base de données des médias queer canadiens et québécois fondée par Thomas Waugh de l’Université Concordia — j’ai eu le privilège de visionner et montrer ces œuvres dans 5 pays et 6 provinces en tant que programmateur qui embrasse cette vision. Le mandat de notre organisme est d’étudier, de cataloguer et de promouvoir le potentiel d’exposition de l’art de l’image en mouvement queer provenant du Québec et du Canada, autant ici qu’à l’étranger. Nous avons collaboré avec plus d’une douzaine de festivals et de coprésentateurs pour montrer des œuvres à la fois obscures et canoniques par et à propos de personnes LGBTQ+. Nous partageons tous la croyance qu’il y a quelque chose de radicalement instructif à propos de la lentille queer — autant à travers ses distorsions que ses précisions représentationnelles. Plutôt que de s’appuyer sur l’idée préconçue des « deux solitudes » du Canada anglais et français, je positionnerais ces œuvres en fonction d’un autre axe, soit celui des Deux Attitudes (queer) : qui sous-entend que notre libération physique et artistique est étroitement liée et accentuée par notre patrimoine linguistique. Ainsi, cette sélection inclut une œuvre réalisée par une artiste vivant à Montréal (Jessica MacCormack) en collaboration avec une femme autochtone de Saskatchewan, et une autre sans dialogues où deux femmes vivent un amour incarnant et transcendant une matrice culturelle s’éloignant du patriarcat hétérosexuel blanc (Michelle Mohabeer)— et tout ça n’est que la pointe de l’iceberg!

... pour montrer des œuvres à la fois obscures et canoniques par et à propos de personnes LGBTQ+. Nous partageons tous la croyance qu’il y a quelque chose de radicalement instructif à propos de la lentille queer — autant à travers ses distorsions que ses précisions représentationnelles.
Image fixe "Two/Doh", Michelle Mohabeer, 1996, CFMDC

Image fixe, "Two/Doh", Michelle Mohabeer, 1996, CFMDC

Pourquoi maintenant?

Le « camp », le drame, la scène en tant que communauté, le travail du sexe, les luttes autochtones, les drags (les kings!), les histoires d’amour sur Internet et les politiques féministes (et leur effet sur l’histoire) coexistent avec la romance et les peines d’amour dans cette sélection d’œuvres incontournable que je veux partager avec les « VUCAVUeurs » à l’occasion de la Journée internationale contre l’homophobie et la transphobie et de #EntreVU. Tous les 17 mai, des organisations et des communautés de partout à travers le monde choisissent cette journée pour mettre en lumière les luttes continues des personnes queer dans un monde qui semble si déterminé à nous anéantir depuis si longtemps. Nous vivons à une époque où il y a de forts contrastes entre les droits et les libertés acquis par les personnes queer et trans — au Canada, en Union européenne, au Népal, dans certaines parties de l’Amérique latine — et les reculs majeurs survenus dans les pays qui nous ont donné Sergueï Eisenstein (la Russie sous Poutine criminalise toutes les démonstrations publiques d’homosexualité, un recul jusqu’au temps des tsars) et John Waters (aux États-Unis, les organisations queer se battent ardemment contre l’extrême-droite religieuse, qui voit comme une menace à la société le fait qu’une personne trans ait besoin d’aller aux toilettes ou de se défendre contre les attaques racistes). 

Qu’est-ce qui fonctionne?

Pris esthétiquement entre les traditions artistiques eurocentriques et le géant commercial américain, les cinéastes queer canadienNEs ont la chance de pouvoir compter depuis maintenant 48 ans sur la décriminalisation de l’homosexualité. De plus, les arts bénéficient de financement fédéral depuis 60 ans (grâce au Conseil des arts du Canada, l’extraordinaire organisme qui contribue davantage à la culture canadienne que ce que nos voisins américains reçoivent de leur National Endowment for the Arts, qui sert une population 10 fois plus grande et qui est maintenant en voie de disparition…).
 

Deux autres modèles formels définissent le cinéma queer canadien : le désir de réaliser un long métrage narratif commercialement lucratif (les Grandes Fictions) et le besoin de partager notre vérité à travers des courts expérimentaux où la forme et le contenu s’unissent (les Petites Vérités). Entre les Grandes Fictions (la société, l’argent, l’amour, le sexe utopique) et les Petites Vérités (la subjectivité, la précarité, la solitude, le sexe des rêves) se trouve la grande tradition canadienne du Long Métrage Documentaire, un modèle que nous continuons de perfectionner.  « Le profil Amina » de Sophie Deraspe (Les Films du 3 mars) est à la fois l’itération parfaite et un brillant détournement de cette troisième avenue (appelons-la : les Grandes Vérités avec de Petites Fictions à l’Intérieur). Elle y raconte l’incroyable histoire d’une lesbienne montréalaise qui est tombée amoureuse de quelqu’un qu’elle croyait être une blogueuse lesbienne syrienne, mais qui s’est retrouvée dans un tourbillon de déceptions post-modernes plus étrange que n’importe quelle fiction, petite ou grande. I wanna know what love is, I want you to show me, oui, MAIS love is a battlefield, et dans le fond, nous finirons peut-être toutes comme des single ladies.

Tous les 17 mai, des organisations et des communautés de partout à travers le monde choisissent cette journée pour mettre en lumière les luttes continues des personnes queer dans un monde qui semble si déterminé à nous anéantir depuis si longtemps.
Image fixe, "Le Amina Profile", Sophie Deraspe, 2015, F3M

Image fixe, "Le Amina Profile", Sophie Deraspe, 2015, F3M

De nombreux artistes queer canadiens et québécois, comme beaucoup de nos consœurs et confrères internationaux, désirent désespérément montrer que nos identités sont à la fois des mensonges et des vérités; des mensonges parce que la société nous impose des catégories inauthentiques, mais également des vérités, car nous savons intérieurement qui nous sommes par rapport à ceux que nous aimons, même si nous n’arrivons pas toujours à expliquer pourquoi. Il y en a qui naissent avec une identité, d’autres qui en acquièrent une, et d’autres à qui elle s’impose, pourrait-on dire. 


Dans « Where We Were Not Part I: Feeling Reserved, Alexus’s Story » (GIV) de Jess MacCormack, dans la capsule temporelle  « kings » (GIV) de Colleen Ayoup et dans le ravissant « Two/Doh » (CFMDC) de Michelle Mohabeer, les réalités, les aspects politiques et les émotions entourant l’identité sont exprimés de façons sensibles et originales. « Alexus’s Story » de MacCormack, la seule vidéo d’animation inclus dans la sélection, est le fruit d’une série d’entrevues réalisées avec la femme trans autochtone née en Saskatchewan Alexus Y., qui raconte une histoire déchirante où son identité intersectionnelle a fait d’elle la cible de discrimination et de violence. « Two/Doh » est un superbe collage d’images illustrant les premiers pas amoureux entre une femme sud-asiatique et son amante perse, entrecoupé d’images des défilés de la Fierté à Toronto et de natures mortes saisissantes. Ce n’est pas une coïncidence que MediaQueer ait fièrement montré cette œuvre à plusieurs reprises : vivre et aimer selon l’identité qu’on possède est une chose belle et sexy, et le bonheur de l’exprimer doit être aussi important que la dureté de la répression qui a caractérisé une si grande part de notre histoire. En tant qu’artiste drag, je me devais d’inclure « kings » d’Ayoup, car c’est un bijou rarement présenté de la collection Groupe Intervention Vidéo (GIV) qui exprime le pouvoir incroyable qu’on a de « tromper » le public en imitant un genre autre que celui qu’on nous a assigné à la naissance. Les artistes drag peuvent avoir l’air de simplement faire les bouffons, mais les vrais bouffons, selon moi, sont ceux qui croient que leur genre est inné ou immuablement « naturel ».  « kings » démontre aussi le rôle crucial que joue la communauté elle-même afin de renforcer notre persévérance en tant que genres-variables, genres-hors-la-loi et personnes « genretastiques » pour qui l’art est une armure qui nous protège de l’intolérance, de la violence et de ceux qui veulent nous faire taire.

 

... démontre aussi le rôle crucial que joue la communauté elle-même afin de renforcer notre persévérance en tant que genres-variables, genres-hors-la-loi et personnes « genretastiques » pour qui l’art est une armure qui nous protège de l’intolérance, de la violence et de ceux qui veulent nous faire taire.
Image fixe, "kings", Colleen Ayoup, 2001, GIV

Image fixe, "kings", Colleen Ayoup, 2001, GIV

LA PERSÉVÉRANCE, POUR MOI AUSSI?

Les cinéastes inclus dans « PERSÉVÉRANCE : Je suis ici pour ça » nous aident à articuler le « pourquoi » de l’identité et de ses représentations complexes à travers l’image en mouvement et dans la vie. « Travailleur du sexe drogué, bisexuel et sans-abri » peut sembler indécent pour certains, vulgaire pour d’autres ou comme une description de profil sur Grindr, selon la personne à qui on le demande. Et Rodrigue Jean le demande dans « L’amour au temps de la guerre civile » (F3M), une sublime Grande Fiction teintée de vérité que Jean a confectionnée à partir de débris recueillis lors de ses nombreuses années passées à travailler sur le projet collectif Épopée (qui nous a donné « Hommes à louer » [ONF, 2009] et l’exceptionnel documentaire sur la grève étudiante de 2012 qu’est « Insurgence » [2013]). Dans l’esprit indépendant implacable de Chantal Akerman, Jean offre le parfait antidote au mélodrame et au glamour qui sont trop souvent une béquille pour beaucoup de réalisateurs homosexuels blancs (désolé Xavier Dolan).

« Les Politiques du cœur » (GIV) est une œuvre essentielle de la militante torontoise Nancy Nicol, réalisée en collaboration avec l’historienne féministe Irène Dimczuk. Ce film aborde le sujet important qu’est le mariage et la parenté entre personnes de même sexe. Les personnes queer de gauche se plaignent souvent que le « mariage gay » a pris trop de place dans les médias au cours des années 2000, mais le documentaire de Nicol démontre que cette stratégie visant à obtenir une acceptation légale — obtenue en 2005 au Canada et un peu auparavant au Québec pour les unions civiles — a été cruciale dans les situations de garde des enfants et qu’elle a été une façon importante de s’opposer au patriarcat hétérosexuel. Et ce, même si beaucoup de Canadiens et de Québécois considèrent de nos jours que ça peut être mièvre ou même contrerévolutionnaire, car cette désignation juridique crée une hiérarchie des relations et maintient des jugements hétéronormatifs sur la propriété et la bienséance.

Et vous, chère spectatrice, cher spectateur, qui regarde ceci seul sur votre ordinateur portable un vendredi soir, préférant cette activité plus stimulante intellectuellement au prisé « Netflix and Chill » des milléniaux? Êtes-vous à nouveau célibataire? Est-ce qu’iel/elle/il/ille/ol vous a brisé le cœur (encore)? Je suis là avec vous. Je suis ici pour ça. En regardant « The Basement Girl » (CFMDC) de Midi Onodera, j’espère que vous ressentirez la même chose que les gens qui assistent à des projections lors de festivals, des projections sur les campus universitaires, des projections dans des lofts ou des projections sur un drap blanc accroché à une corde à linge, c’est-à-dire que vous regardez avec nous et que ces œuvres vous permettent, telle l’interlocutrice de Melissa Etheridge, de vous approcher de notre fenêtre, de la traverser et de veiller au clair de la lune.

... que vous regardez avec nous et que ces œuvres vous permettent, telle l’interlocutrice de Melissa Etheridge, de vous approcher de notre fenêtre, de la traverser et de veiller au clair de la lune.