Charlotte Selb est programmatrice au Hot Docs International Festival, ainsi que critique de cinéma, commissaire et consultante indépendante. Elle a sélectionné des œuvres inspirées par VUCAVU portant sur la thématique de la mémoire. Ci-dessous, vous en apprendrez davantage sur sa sélection : une collection de films qui trouve des manières innovantes de construire ou déconstruire l'idée de mémoire et de réfléchir aux notions de famille et d'identité.

 
Charlotte Selb

Charlotte Selb, 
Programmatrice et critique de cinéma

"L'Art de la mémoire"
Sélection des œuvres et texte par Charlotte Selb 

Née à Strasbourg, en France, Charlotte Selb y a étudié l’anglais avant de s’installer à Montréal, où elle a obtenu une maîtrise en études cinématographiques à l’Université Concordia. En 2003, elle s’est jointe à l’équipe des Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM) à titre de coordonnatrice de la programmation, avant de devenir directrice de la programmation de 2010 à 2015. Au cours de cette période, elle a fait partie du comité de sélection du Cinema Eye Honors, en plus de siéger aux jurys internationaux de Visions du Réel, en Suisse; de DOK.fest à Munich, en Allemagne; du DokuFest, au Kosovo; de Cinéma du Réel, en France, et du Camden International Film Festival, aux États-Unis. Elle est maintenant programmatrice à Hot Docs International Festival, ainsi que critique de cinéma (La revue 24 images), commissaire et consultante indépendante.

L’art de la mémoire
 

Ars memoriae, l’art de mémoire : cette méthode mnémotechnique remontant à l’Antiquité sert à mémoriser de nombreux éléments en se basant sur le souvenir de lieux connus. Se souvenir est-il un art? Les arts audiovisuels n’ont-ils pas remplacé aujourd’hui les images mentales de cet ancien procédé de mémorisation? Cinéma et vidéo aident-ils effectivement à construire la mémoire, ou servent-ils plutôt à l’interroger et à la déconstruire? Les cinq cinéastes présentés dans cette petite collection éclectique de films ont des profils, démarches et regards pour le moins variés, mais tous trouvent des manières créatives d’utiliser le médium du film pour réfléchir aux notions de mémoire personnelle et collective, et plus largement à celles de famille et d’identité. 
 

Il va sans dire qu’à travers la vaste sélection de courts, moyens et longs métrages disponibles sur la plateforme VUCAVU, de nombreux autres titres auraient pu s’inscrire dans cette thématique bien entendu trop large et ambitieuse pour ce petit mandat de commissariat – le mot « mémoire » est d’ailleurs l’une des catégories de recherche mises à la disposition de l’utilisateur. Aussi ce thème sert-il davantage de clin d’œil, d’invitation à ne pas oublier cinq coups de cœur du paysage cinématographique canadien, et surtout de point de départ pour explorer plus avant les formidables œuvres indépendantes disponibles sur VUCAVU.

Cinéma et vidéo aident-ils effectivement à construire la mémoire, ou servent-ils plutôt à l’interroger et à la déconstruire?

« I created my own memory » (« J’ai créé ma propre mémoire »), déclare Midi Onodera dans les premières minutes de son excellent film expérimental The Displaced View (1988, CFMDC), alors qu’elle se prépare à explorer les lieux et les expériences qui ont marqué la vie de sa mère et de sa grand-mère, ainsi que de nombreux autres Canadiens d’origine japonaise victimes de déplacement forcé et d’internement pendant la Seconde Guerre mondiale. Récit biographique et autobiographique à plusieurs voix, The Displaced View examine les liens culturels et émotionnels entre les femmes de trois générations d’une même famille, et propose une reconstruction fluide et multidimensionnelle de la mémoire individuelle et collective, en remplacement nécessaire de la version officielle de l’histoire canadienne, rigide et raciste. D’une grande richesse tant dans son approche formelle que thématique, le film d’Onodera mêle les images documentaires et les expérimentations techniques pour poursuivre une quête d’identité interculturelle et intergénérationnelle, qui confronte les traumatismes du passé, les pertes culturelles et linguistiques et les éléments non-dits ou oubliés par les archives. En forme de lettre d’amour aux femmes qui l’ont précédée, le geste de cinéma d’Onodera est tout aussi empathique que politique : il embrasse les souvenirs encore vivants, tout en exposant ce qu’il est trop tard pour être sauvegardé.
 

La cinéaste métisse Michelle Smith explore des thématiques similaires dans son court métrage Traces souterraines (Buried Traces, 2008, GIV). Combinant elle aussi différents médiums (film et vidéo, documentaire et fiction, photographies et films d’archives, extraits audio de conversations et de cours de langue mitchif), la réalisatrice compose une œuvre impressionniste sur l’assimilation des peuples métis, l’extinction de leur langue et de leur culture, et le déni d’identité encore causé aujourd’hui par l’héritage colonial. Sa quête personnelle se heurte elle aussi à la perte des traces, à l’absence ou la relecture des archives : « Pendant ma recherche des séquences de films sur des communautés métisses aux archives provinciales du Manitoba, je ne trouve aucune mention de ‘Métis’ », explique-t-elle. Dans les images filmées par les missionnaires oblates des années 1930 qu’elle nous présente, « les archives font référence aux peuples Cris et Ojibwés. Les Métis qui y habitaient ne sont pas nommés ». Face à cette perte culturelle et de mémoire, la persistance de l’identité métisse doit se réinventer, se penser hors de l’histoire officielle : « Nos histoires se poursuivront à l’extérieur des plans ». Le film-poème de Michelle Smith se conçoit justement au-delà du plan : il suggère un espace créatif et artistique où la survivance culturelle et la lutte contre l’effacement de la mémoire sont encore possibles.

... le film d’Onodera mêle les images documentaires et les expérimentations techniques pour poursuivre une quête d’identité interculturelle et intergénérationnelle, qui confronte les traumatismes du passé, les pertes culturelles et linguistiques et les éléments non-dits ou oubliés par les archives.

C’est sa propre histoire, familiale et intime, que Claudie Lévesque évoque dans Ma famille en 17 bobines (2011, F3M), en tissant les archives personnelles de 17 bobines Super 8 : les souvenirs sauvegardés par les archives, et ceux plus secrets, enfouis loin des images familiales. La plus jeune d’une famille québécoise paysanne de 17 enfants, elle invite ses parents et frères et sœurs à raconter leurs souvenirs de Gaëtan, le frère aîné, décédé dans un accident de tracteur. Alors que la mémoire du disparu se dessine à travers le récit polyphonique en voix off, la cinéaste, en quelques phrases qui s’inscrivent discrètement à l’écran, évoque des souvenirs d’enfance tout aussi douloureux, mais plus cachés. Ce qui reste absent des images en Super 8, et ne peut s’exprimer dans les entrevues, demeure comme une tâche confuse (« Je ne me souviens plus de l’âge que j’ai »), mais indélébile dans la mémoire de l’auteur, et hante en pointillé le récit familial. Tandis que les membres de la famille partagent leurs croyances sur l’au-delà, l’un des frères, incroyant, livre sa propre version de la vie après la mort, en lien métaphorique avec la mémoire : « Ce qui fait un peu l’éternité, c’est le souvenir que tu laisses aux autres. Si tu laisses des mauvais souvenirs, ça peut être ça ton purgatoire ».
 

Né au Vietnam, le cinéaste québécois Khoa Lê s’intéresse à son tour aux questions d’identité, d’hybridation et de mémoire dans son long métrage Bà Nôi (« grand-maman ») (2013, F3M). Un voyage dans son pays d’origine est l’occasion de retrouvailles avec sa grand-mère, dont il est à la fois proche et étranger, et d’une exploration sensorielle et mémorielle de ses racines. Tout comme Onodera, Lê aborde l’identité comme un élément multiple et en mutation. L’imaginaire tient une part importante dans sa quête, qui se révèle moins intellectuelle qu’impressionniste. Avec une approche hybride qui mêle cinéma direct et séquences fictionnelles, le réalisateur crée un univers onirique où les souvenirs du passé et l’expérience présente, le pays de naissance et celui d’adoption, se mêlent en un kaléidoscope d’images, de sons et de sensations. Comme dans le film de Claudie Lévesque, l’environnement familial est hanté par les disparus : le grand-père décédé, qui s’incarne dans une figure fictionnelle de voyageur et fusionne ainsi avec la propre personnalité du cinéaste, mais aussi l’une de ses tantes, évoquée fugacement mais véritable fantôme du film, qui périt noyée dans le naufrage du bateau qui devait à l’origine emmener le jeune Khoa et sa famille au Canada. Nourri de rêves et d’errances, Bà Nôi est un portrait de famille et un autoportrait qui se construit dans les non-dits, les souvenirs flous et les impressions indistinctes.

« Ce qui fait un peu l’éternité, c’est le souvenir que tu laisses aux autres. Si tu laisses des mauvais souvenirs, ça peut être ça ton purgatoire ».

Le clin d’œil à la mémoire ne pourrait être complet sans au moins une œuvre du réalisateur Guy Maddin, artiste iconoclaste dont l’œuvre est traversée par la thématique de l’amnésie. Réputé pour ses « faux » films de l’époque du muet, Maddin a fait de l’aliénation, de la perte de mémoire et d’identité des thèmes typiquement canadiens anglais. Ses films « muets » sont des recréations de films oubliés ou n’ayant jamais existé – à part dans l’imaginaire de Maddin ou du public. Hommage partiellement sonore au muet, A Trip to the Orphanage (2004, WFG) émerge ainsi comme un rêve confus, à la fois souvenir étrange et vague prophétie du long métrage à venir, The Saddest Music in the World (2006), dont il est l’extension d’une séquence. Dans une rue hivernale, à travers des rideaux diaphanes et des flocons de neige, on y voit un homme en robe de chambre s’approcher d’un air égaré d’une femme au visage de poupée (Maria de Medeiros, personnage amnésique dans The Saddest Music in the World), tandis qu’une chanteuse d’opéra entame un air d’une beauté mélancolique. Alors que le chant s’éteint, la femme embrasse sur la joue l’homme, qui semble reconnaître – rêver – en elle sa mère. Pas d’explication narrative ici, mais un simple moment surréaliste, où surgit l’émoi trouble de deux êtres solitaires réunis brièvement. La poésie singulière de Maddin réside dans ce mélange de pastiche et de véritable émotion. Pour Maddin aussi, la mémoire – et son absence – sont affaire d’imaginaire : grâce au cinéma, les souvenirs oubliés peuvent être retrouvés ou recréés, mais sous une forme altérée, dégradée par le temps, réinventée au caprice des rêves.

...Maddin a fait de l’aliénation, de la perte de mémoire et d’identité des thèmes typiquement canadiens anglais. Ses films « muets » sont des recréations de films oubliés ou n’ayant jamais existé – à part dans l’imaginaire de Maddin ou du public.