Daina Warren, conservatrice et directrice de l’Urban Shaman Contemporary Aboriginal Gallery à Winnipeg, a choisi cinq films sur VUCAVU et rédigé l’essai suivant intitulé « âkâm'askîhk   ᐋᑳᒼ'ᐊᐢᑮ » (À travers le territoire). La sélection de Warren explore les nombreuses façons par lesquelles le territoire peut influencer le travail d’un artiste.

 
Daina Warren

Daina Warren

Commissaire et directrice de l'Urban Shaman
Contemporary Aboriginal Gallery 

" âkâm'askîhk  ᐋᑳᒼ'ᐊᐢᑮ " (À travers le territoire)
Sélection de films et essai par Daina Warren

 

Daina Warren est membre de la Première Nation crie de Montana ou Akamihk de Maskwacis (Bear Hills), en Alberta. En 2000, elle a bénéficié du programme de subvention Assistance to Aboriginal Curators for Residencies in the Visual Arts du Conseil des arts du Canada qui lui a permis de collaborer avec la grunt Gallery à Vancouver. Warren a terminé sa résidence du Conseil des arts du Canada au Musée des beaux-arts du Canada à Ottawa, en Ontario, où elle a organisé l’exposition Don't Stop Me Now (2011). Warren détient un baccalauréat de l’Université Emily Carr, et une maîtrise en histoire de l’art, en plus d’avoir terminé les études critiques et curatoriales de l’Université de la Colombie-Britannique. En 2015, elle a reçue le Prix Emily de l’Université Emily Carr et elle a été sélectionnée pour faire partie d’un groupe de quatre conservatrices autochtones qui ont constituée la délégation d’artistes en arts visuels de l’Asie et du Pacifique afin de participer à le First Nations Curators Exchange – un programme de visiteurs internationaux dans le cadre de la 8e Triennale d’art  contemporain Asie-Pacifique (APT8)  à Brisbane, en Australie. Elle est actuellement directrice de l’art autochtone contemporaine à la galerie Urban Shaman Contemporary Aboriginal Art, à Winnipeg, au Manitoba.

âkâm'askîhk ᐋᑳᒼ'ᐊᐢᑮ (À travers le territoire)

Ces œuvres cinématographiques forment une série de méditations qui communiquent diverses conceptions artistiques du territoire. Les images terrestres des artistes contribuent à créer des réactions émotionnelles aux récits, qui sont tour à tour humoristiques et tragiques, en plus d’inspirer de profondes réflexions à propos de leur monde visuel. Les cinq vidéos tirées de la base de données en ligne de VUCAVU affichent une diversité de cultures et de croyances chez les artistes locaux et internationaux. Le tout en contrastant les autochtones et les non-autochtones, les artistes et les réalisateurs, afin d’intentionnellement élargir la compréhension des façons dont différents peuples voient et respectent le territoire. Par le passé, parmi les idées fausses à propos de notre culture aborigène, il existait une notion romantique de « l’Indien qui vit harmonieusement avec la nature ». Mon travail de conservation cherche à démontrer, à travers une diversité de voix artistiques issues de nombreux milieux, comment chaque artiste évoque la façon dont il ou elle désire appartenir et se connecter à son environnement naturel. Les artistes sont âkâm'askîhk (À travers le territoire) (1).

SWEAT (2016) est un court métrage d’un peu plus de quatre minutes, une œuvre tendrement touchante qui décrit la première expérience de l’artiste/réalisatrice Kristin Snowbird durant une cérémonie indigène de sudation. L’événement sacré auquel elle a participé n’a pas été filmé, car il s’est déroulé alors qu’elle était beaucoup plus jeune et qu’il est incroyablement personnel, et non destiné à devenir un spectacle public. De fait, l'œuvre à Snowbird évoque plutôt la cérémonie à travers des vues atmosphériques de la forêt ainsi que des images abstraites et des sons qu’elle a entendus et ressentis alors qu’elle était dans la hutte à sudation petite et bondée. Elle a aussi filmé une vieille hutte sur le terrain d’un ami, où aucune cérémonie ne s’est déroulée depuis plusieurs années. Néanmoins, la forêt qui l’entoure possède toujours une superbe, tranquille, mais tangible puissance qui peut être ressentie lorsqu’on est debout près des petites branches entremêlées de l’abri.

Le film commence en montrant l’artiste immobile dans les bois, en automne, au crépuscule. Ses épais cheveux noirs et rouges forment une tresse française diagonale sur sa tête. Elle inclut intentionnellement l’image de ses cheveux tressés à cause de leurs connotations, particulièrement par rapport à la tresse de sweetgrass (foin d’odeur), une métaphore de l’endroit où elle se trouve et de son identité ojibwée/crie. Le sweetgrass pousse naturellement partout sur les prairies et, surtout, il s’agit d’un remède que les cultures indigènes utilisent pour la purification spirituelle sacrée. En général, la tresse représente la force personnelle, la sagesse et l’identité aborigène. La croyance veut qu’avec chaque ajout de cheveux (ou de sweetgrass), la tresse devienne une entité plus forte, un lien plus fort.  

L’artiste raconte lentement son expérience alors qu’elle se prépare mentalement à la cérémonie de sudation. Le mouvement rapide et intense des bouleaux évoque son anxiété tandis qu’elle voyage à travers le paysage. De sombres scènes de feu font allusion à la cérémonie, tout comme la danse de l’artiste avec ses rubans rouges, blancs et bleus, le tout étant suivi du soudain battement d’une aile. L’aîné à qui Snowbird a parlé à la fin de la cérémonie interprète cela comme un esprit d’aigle ayant visité l’artiste durant l’événement sacré. Cette expérience demeure un souvenir vif et saisissant que Snowbird continue de se remémorer à ce jour. 


(1) « Dès la première fois où j’ai entendu parler de ce projet, je me suis interrogé sur ce que parler au territoire pourrait vouloir dire, particulièrement à cause de l’évocation potentielle d’une certaine vision romantique familière à propos de la connexion mystique des indigènes avec le territoire et la nature. Bien que cette supposée connexion soit présentée “positivement” au sein de la tradition romantique, j’ai réalisé depuis longtemps que la présomption d’une connexion directe (et donc culturelle) avec la nature était une menace à l’autonomie indigène, et non une bénédiction. » – Traduction libre : Richard Hill, Speaking into Ayum‑ee‑aawach Oomama‑mowan: Speaking to Their Mother, Walter Phillips Gallery/Banff Centre Press, 2016, pg 24.

Le "sweetgrass" pousse naturellement partout sur les prairies et, surtout, il s’agit d’un remède que les cultures indigènes utilisent pour la purification spirituelle sacrée. En général, la tresse représente la force personnelle, la sagesse et l’identité aborigène. La croyance veut qu’avec chaque ajout de cheveux (ou de sweetgrass), la tresse devienne une entité plus forte, un lien plus fort.
Image fixe de "SWEAT", Kristin Snowbird, 2016 (Winnipeg Film Group)

Image fixe de "SWEAT", Kristin Snowbird, 2016 (Winnipeg Film Group)

Le film de Theo Pelmus, intitulé The Kingdom with Waterfalls (2012), présente une image en boucle de figurines en plastique de la Sainte-Vierge et de Jésus. Ces figurines couvertes de feuilles d’or et de papillons morphos bleus morts adoptent la pose de la pietà. Cette image commence à se fracturer en multitudes de la même image. L’arrière-plan est divisé en deux scènes de chutes en mouvement perpétuel, ce qui crée un paysage fantastique, un monde opulent de grandeur spirituelle. La couleur bleue iridescente a une signification particulière pour l’artiste, faisant référence à la fois à la couleur du ciel et, en outre, au royaume de Dieu (2). Pelmus, qui est originaire de Roumanie, est profondément influencé par le style religieux baroque de cette culture ainsi que par ses croyances païennes.

Fasciné par la métaphore, l’artiste réinterprète le symbole religieux de la pietà. Cette populaire forme sculpturale représentant la souffrance de la Sainte-Vierge et de Jésus a d’abord été créée par l’artiste Michel-Ange. Pour Pelmus, cette image iconique a une signification qui va au-delà du religieux : c’est une construction reposant lourdement sur la foi, tout en illustrant un moment précis de deuil ainsi que l’événement contre nature qu’est la mort d’un enfant avant son parent. Le film semble être à propos de la beauté, mais dévoile des connotations plus sombres, les chutes suggérant des larmes coulant continuellement. De plus, l’eau qui tombe sans cesse crée un sentiment de vertige, une sensation souvent terrifiante alors que le corps ressent une perte de contrôle. Pour l’artiste, l’environnement naturel est un concept écrasant, et le mouvement du territoire se produit indépendamment des tentatives humaines de contrôler les activités naturelles.

Seasick est un court métrage d’animation dessiné à la main d’une durée d’environ trois minutes et demie, par la réalisatrice établie à Montréal, Eva Cvijanovic. Ce film raconte l’histoire d’un personnage triste, obèse et nu qui marche d’un pas pesant dans les eaux peu profondes longeant une plage déserte. Il observe de petits poissons nager autour de lui et embrouille la surface de l’eau avec une branche noire et mince. Alors qu’il s’assoit et qu’il soupire, il regarde la plage vide autour de lui. Ce triste individu enfile ensuite un masque de plongée et s’enfonce dans les eaux plus profondes afin d’examiner les plantes ondulant au rythme du courant. Il voit des navires passer par là, puis voit un autre personnage solitaire qui arpente la plage avec un détecteur de métal. Il semble trouver une certaine satisfaction lorsqu’il retourne sur la plage et qu’il s’enfouit dans le sable. À ce moment-là, un unique flocon de neige tombe du ciel. Les images sereines d’une journée d’été s’estompent et révèlent qu’il porte un habit de neige et qu’il est couché dans un épais tas de neige, entouré par un paysage hivernal.

Cette œuvre en particulier est plus personnelle pour moi en tant que conservatrice qui vit à Winnipeg (ou Winterpeg), au Manitoba. Bien que la scène que le personnage imagine se déroule sur le bord de la mer, quelque chose m’a d’abord rappelé le lac Winnipeg ou plus précisément, certains lieux le long de Grand Beach. Je voulais choisir une œuvre qui représentait et respectait cet endroit, un endroit où les températures sont extrêmes tout le long de l’année. Cette œuvre est idéale pour la période où les gens se préparent mentalement à la plongée annuelle dans le temps glacial, qui dure pendant de longs mois. Il y a toujours un moment pendant l’hiver où l’un de nous a atteint sa limite par rapport à la température et ne peut s’empêcher de partager ses fantaisies de s’échapper, loin du froid. 


(2) Information tirée d’une entrevue personnelle avec l’artiste, Winnipeg, Manitoba, 13 mai 2017.

Il y a toujours un moment pendant l’hiver où l’un de nous a atteint sa limite par rapport à la température et ne peut s’empêcher de partager ses fantaisies de s’échapper, loin du froid.
Image fixe de "Seasick", Eva Cvijanovic, 2013 (Winnipeg Film Group)

Image fixe de "Seasick", Eva Cvijanovic, 2013 (Winnipeg Film Group)

Le plus court des films, une production du réalisateur Kent Tate, s’intitule Prairie Grizzly Talks with Kent et possède un humour pince-sans-rire. On y découvre des images minimalistes du spectaculaire paysage montagneux de Banff, en Alberta. Les nuages tourbillonnants sont accélérés alors qu’ils traversent le cadre initial de l’image, au-dessus et autour des montagnes. Un petit téléphone à cadran apparaît et sonne; en haut de l’image, la tête d’un grizzli répond à l’appel; au bas de l’image, le profil de l’artiste lui répond, puis a une conversation informelle à propos de la migration des grizzlis des prairies jusqu’aux montagnes. Tous les films sur le site web de Tate présentent de superbes portraits et des réflexions à propos de ce territoire. 

Comme on peut le lire sur le site web de l’artiste :

« … [Tate est un] artiste/cinéaste dont les films explorent la dichotomie entre la tranquillité et l’activité dans nos mondes naturels et artificiels. Le temps, le mouvement et l’immobilité s’entremêlent à travers le travail de Kent, agissant comme le pivot autour duquel s’articulent les aspects environnementaux, sociaux et philosophiques de son œuvre, dans un équilibre dynamique… Tate crée des œuvres d’art qui représentent divers mondes distincts, mais qui coexistent, certains prenant de l’ampleur alors que d’autres disparaissent. » (3)


[3] Traduction libre : Tate, Kent. “Kent Tate” , http://www.pulsingearth.ca/ (consulté le 15 mai 2017).

Les nuages tourbillonnants sont accélérés alors qu’ils traversent le cadre initial de l’image, au-dessus et autour des montagnes.

Le dernier film que j’ai choisi s’intitule Nallua et est réalisé par Christian Mathieu Fournier. C’est le film le plus triste que j’ai sélectionné. Presque un long métrage avec sa durée d’une heure et quinze minutes, Nallua suit le parcours de deux femmes inuits qui retournent dans leur communauté traditionnelle au village de Qarmaarjuit, sur l’île de Baffin, au Nunavut. Elles revisitent le site où quarante personnes de leurs familles ont été atteintes par une grave maladie. En fin de compte, vingt-quatre d’entre elles en sont mortes. 

Elisapie et Ruth, deux aînées, se rappellent cet événement au cours d’une entrevue. Elles décrivent comment leurs vies étaient avant cette tragédie. Le film commence au moment présent, à Pond Inlet, dépeignant des scènes de la vie quotidienne, alors qu’elles enseignent la couture à la génération plus jeune, jouent aux cartes et dépouillent des bêtes. Le film suit un groupe qui effectue une visite, se rendant dans la communauté traditionnelle de huttes en gazon où les femmes vivaient il y a environ cinquante ans. Le film met en valeur les paysages majestueux de Pond Inlet et du village de Qarmaarjuit.

À un moment, une des aînées passe un commentaire existentiel, observant que le territoire n’a pas changé. Bien que leur perception de leur monde ait été profondément transformée par les nombreuses morts, le territoire n’a pas du tout été affecté et ne sera jamais affecté par le peuple, même après que les survivants et survivantes de cette tragédie seront aussi décédés. Cette histoire est extrêmement émouvante, et les aînées qui la racontent sont manifestement des femmes incroyablement fortes. Si l’œuvre ne révèle jamais ce qui a causé la maladie, cette dernière pourrait être attribuable aux changements de moyens de subsistance de la communauté, notamment lorsque ses habitants ont dû déménager et aller vivre loin de leurs territoires traditionnels. L’introduction d’influences étrangères et coloniales ainsi que la rapide modification des sources de nourriture ont probablement affecté cette petite communauté traditionnelle effectuant une transition vers un nouveau mode de vie.

Avec le recul, il apparaît que ces sélections présentent des approches esthétiques à la fois variées et subtilement similaires, incluant un rythme lent, de superbes paysages, et des récits émotionnellement déchirants. Le territoire est l'entité dans laquelle chacun construit une histoire, et à travers cette charpente et son trajet dans ces paysages sinueux, l'histoire devient encore plus forte. Les images de chaque œuvre sont puissantes et intenses, développant des histoires à partir du territoire, et à travers le territoire - âkâm'askîhk ᐋᑳᒼ'ᐊᐢᑮ.

... their perception of their world was deeply transformed after the multitude of deaths, the land was not affected by any of it, and will not be affected by the people, even after the survivors of this tragedy have also passed.
Still image from "Nallua", Christian M. Fournier, 2015 (Spira)

Image fixe de "Nallua", Christian M. Fournier, 2015 (Spira)