PROGRAMME 1 : MIGRATIONS et VOYAGES

 

MIGRATIONS ET VOYAGES est le premier de deux programmes de la série DES TRANSHUMANCES - DE L’AUTRE CÔTÉ sélectionné par la commissaire ARIANE PLANTE. Pour MIGRATIONS ET VOYAGES Plante a choisi des œuvres sur VUCAVU qui examine le concept de la transhumance, du latin trans (de l’autre côté) et humus (la terre, le pays), qui réfère de manière intrinsèque à l’idée de déplacement que l’on pense aux humains, aux animaux, aux oiseaux, aux idées même. On y décèle aussi une vision du territoire : le territoire porteur de notre identité, celui d’où l’on vient ou que l’on traverse, celui qui nous apporte ce dont nous avons besoin, qui définit qui on est, que l’on questionne.

Regardez la vidéo d'introduction de la commissaire ci-dessous par Ariane Plante présentant Migrations et voyages.



Des Transhumances

PROGRAMME #1 de la série
DES TRANSHUMANCES - DE L'AUTRE CÔTÉ :

MIGRATIONS ET VOYAGES


COMMISSAIRE :

ARIANE PLANTE

DES TRANSHUMANCES - DE L'AUTRE CÔTÉ : MIGRATIONS ET VOYAGES
PAR : ARIANE PLANTE

 

Avec la série Transhumances - De l’autre côté, je propose deux programmes de films distincts pour réfléchir à la notion de transhumance, que j’aborde dans ce contexte au-delà de sa définition littérale traditionnelle, d’un point de vue plutôt métaphorique, polysémique et multidimensionnel. Et la posture que j’adopte pour étayer ma pensée et plonger au cœur des films que j’ai choisis relève d’une approche plus empirique et impressionniste que théorique.  

Si le concept de transhumance - du latin trans (de l’autre côté) et humus (la terre, le pays) – désigne par définition « la migration saisonnière de troupeaux entre pâturages d'hiver et les pâturages d'été »1, il réfère à la fois intrinsèquement aux idées de « traversées », qu’elles soient physiques ou imaginaires, et de « transformation », qui entraîne un nouvel état des choses. C’est d’ailleurs de cette perspective d’altération qu’a jaillit le sous-titre de la série : De l’autre côté. Qu’est-ce qui motive le déplacement ?  Que trouve-t-on de au-delà de la traversée? En quoi la réalité sera-t-elle véritablement transfigurée? Quelle métamorphose pourra-t-on observer? 

Alors que le second programme de films abordera la transhumance par le biais de l’imaginaire et des rêves, je m’intéresse avec ce premier programme, intitulé Migrations et voyages, aux histoires de transhumances humaines comme phénomènes migratoires.

Notre époque est profondément secouée par d’importants enjeux de mobilité, de frontière et de migrations. C’est pourquoi je souhaitais explorer la transhumance par le spectre de sa dimension intimement liée au territoire : le territoire d’où l’on vient, que l’on habite ou qui nous accueille, celui que l’on traverse, qui laisse son empreinte en nous, qui pourvoie à nos besoins et auquel on s’identifie, le territoire que l’on quitte, que l’on s’approprie ou que l’on veut conquérir, celui où les humains se rencontrent, où les pouvoirs s’affrontent.   

J’ai retenu cinq films aux profils et aux caractéristiques formelles à la fois complémentaires et hétérogènes et dont les sujets et les traitements cinématographiques distincts apportent des regards très contrastés sur la question de la transhumance. Ils parlent tant d’envahissement de territoire, des dérives du capitalisme, d’appartenance, d’identité, d’immigration, de réfugiés, de déplacements obligés, de terre d’accueil, que de la traversée des frontières, des voyages qui nous forgent, de parcours de vie, de mémoire et d’errance. Qu’ils adoptent la voix autobiographique ou l’expérimentation, la forme documentaire classique ou celle très libre de l’essai, les cinéastes engagent tous des réflexions sur des phénomènes et des enjeux sociaux, politiques ou culturels qui nous touchent et témoignent de notre temps.

Migrations et voyages oppose ainsi aux exils pulsés par une nécessité vitale, les périples que l’on effectue pour le loisir et par plaisir, et à la poésie enivrante de récits impressionnistes, des témoignages dérangeants qui bouleversent. Ces transhumances dessinent finalement d’innombrables trajectoires et autant traces de notre passage dans le monde qui en laissent transparaître l’immense fragilité.  




... le territoire d’où l’on vient, que l’on habite ou qui nous accueille, celui que l’on traverse, qui laisse son empreinte en nous, qui pourvoie à nos besoins et auquel on s’identifie, le territoire que l’on quitte, que l’on s’approprie ou que l’on veut conquérir, celui où les humains se rencontrent, où les pouvoirs s’affrontent.
PICTURES OF THE INTERIOR - SEAN GARRITY, EXPÉRIMENTAL, 2003, 4 MIN 46 SEC – WINNIPEG

PICTURES OF THE INTERIOR - SEAN GARRITY, EXPÉRIMENTAL, 2003, 4 MIN 46 SEC – WINNIPEG  (WINNIPEG FILM GROUP)

PICTURES OF THE INTERIOR - SEAN GARRITY, EXPÉRIMENTAL, 2003, 4 MIN 46 SEC – WINNIPEG

Le cinéaste Sean Garrity a amorcé sa carrière au Canada après avoir parcouru l'Asie et l'Amérique du Sud pendant plusieurs années.  Avec le court métrage pictures of the interior, un film photographique en noir et blanc, il propose une traversée mnémonique de quelques fragments de ses pérégrinations.

Par un enchaînement contemplatif d’images fixes et une narration en voix hors champ, sans habillage musical, Garrity adopte l’œil du flâneur et le ton, très personnel et intimiste, du confident. Il fait défiler lentement une collection de photographies – des photos d’art plus que des documents –, pour la plupart capturées au cours de ses voyages, qu’il accompagne d’observations personnelles. Chacune devient un écrin, une petite boîte qui s’ouvre et qui laisse s’échapper quelques moments d’intériorité, quelques réminiscences furtives. Odeurs, sonorités, ambiances, ombres, lumières, présences et esprits des lieux prennent presque vie dans l’immobilité des images et l’esprit vagabond transmis par les mots. À la fois sensuel et profond, l’ensemble déploie dans une grâce sans artifice une certaine nostalgie. L’image finale, prise par son père, montre Sean Garrity enfant, assis devant le téléviseur. C’aurait aussi pu être la première image du film, celle où tout a commencé. Placée là, en guise de conclusion, l’image prodigue à la chute une ouverture belle et inattendue.
 

SNOWBIRDS - JOANNIE LAFRENIÈRE, DOCUMENTAIRE, 2017 48 MIN. – MONTRÉAL

L’angle par lequel la photographe et cinéaste Joannie Lafrenière aborde la question du voyage et de la migration avec SNOWBIRDS donne une vision complémentaire et antagonique à la thématique de la sélection.

Véritable diorama vivant, le long métrage documentaire dresse avec beaucoup d’authenticité, de respect et une dose délectable d’humour le portrait d’une communauté d’exilés volontaires, des retraités québécois, qui, comme des oiseaux migrateurs originaux, s’installent en Floride tous les hivers. En quête de loisirs, de chaleur et de divertissements, ils s’enracinent six mois par année dans leur maison mobile, sur une parcelle de terre qu’ils ont acquis et où ils se sentent « comme chez eux ».

La grande cohérence entre le traitement cinématographique, les choix esthétiques et le sujet du film en fait un objet filmique tout à fait séduisant. Cadrages, valeurs de plans et « mises en scène » soigneusement préparés donnent à voir les protagonistes au quotidien, dans leur environnement domestique ou pratiquant leurs activités de prédilection, tout en faisant ressortir l’esthétique populaire et un peu « kitch » de leurs univers. En présentant cette galerie de personnages colorés et attachants, Lafrenière circonscrit un phénomène sociologique à nul autre pareil. Les gens qu’on y rencontre confient leurs motivations, leur parcours, leurs quêtes, leurs valeurs, leurs rêves, leur appréhension de la maladie et de la mort, donnant à voir au passage leur vision du déplacement, du voyage, de la vie. Et c’est absolument captivant!

... une collection de photographies...Chacune devient un écrin, une petite boîte qui s’ouvre et qui laisse s’échapper quelques moments d’intériorité, quelques réminiscences furtives.
SNOWBIRDS—JOANNIE LAFRENIÈRE, DOCUMENTARY, 2017 48 MIN. – MONTRÉAL

SNOWBIRDSJOANNIE LAFRENIÈRE, DOCUMENTAIRE, 2017, 47 MIN. 33 SEC. – MONTRÉAL (SPIRA)

THIS HALFWAY PLACE - GERTRUDE HAMBIRA, DOCUMENTAIRE, 2014, 4 MIN 48 SEC - WINNIPEG-ZIMBABWE (WINNIPEG FILM GROUP)

Le film touchant de Gertrude Hambira m’est apparu incontournable pour illustrer ma réflexion entourant la transhumance et les phénomènes migratoires. Résidant à Winnipeg au Manitoba, la cinéaste a dû fuir le Zimbabwe de Robert Mugabe en raison de ses idées et de ses activités politiques. Dans This Halfway Place, son premier documentaire réalisé au Canada, elle prend le pari du récit autobiographique pour raconter son tumultueux périple.

Assemblant des images filmées dans son pays natal à des plans qui la mettent en scène, solitaire à bord d’un autobus de transport collectif au Canada, elle se remémore avec émotions son passage sur le « très long pont » qui traverse de Buffalo à Niagara Falls, et qui l’a amenée des États-Unis au Canada, le pays où elle voulait finalement trouver refuge. Elle y évoque ce moment difficile où, atteignant enfin le poste d’immigration canadien au terme de sept mois d’exil sans domicile, habitée par l’illusion d’être arrivée à destination, elle devait entamer la seconde partie de son parcours qui se déroulerait, elle, à travers les dédales du système d’immigration canadien.

La sobriété et la simplicité du film porte avec clarté la parole, la résilience, les réflexions et l’émouvant récit de cette femme battante. Son propos, toujours aussi actuel, interroge des enjeux vifs et complexes liés à la politique, à l’immigration et au système bureaucratique qui la sous-tend, ainsi qu’aux réalités des réfugiés en quête d’un territoire sécuritaire où réunir leur famille. Une invitation à une réflexion aussi multiple qu’essentielle.

Pour en connaître plus sur le parcours et l’histoire de Gertrude Hambira : https://www.cbc.ca/news/canada/manitoba/newcomers-brave-stage-stories-sarasvati-play-1.4679415 

 

Son propos, toujours aussi actuel, interroge des enjeux vifs et complexes liés à la politique, à l’immigration et au système bureaucratique qui la sous-tend, ainsi qu’aux réalités des réfugiés en quête d’un territoire sécuritaire où réunir leur famille.
THIS HALFWAY PLACE - GERTRUDE HAMBIRA, DOCUMENTARY, 2014, 4 MIN 48 SEC - WINNIPEG (ZIMBABWE)

THIS HALFWAY PLACE - GERTRUDE HAMBIRA, DOCUMENTAIRE, 2014, 4 MIN 48 SEC - (WINNIPEG -ZIMBABWE) (WINNIPEG FILM GROUP)

LAND OF OIL AND WATER - WARREN CARIOU, DOCUMENTARY 2009. 43 MIN 25 SEC - (SASKATCHEWAN/MANITOBA)

D'origine métisse et européenne, l’écrivain et artiste Warren Cariou signe aux côtés de Neil McArthur, le plus politique des films du programme. Land of Oil and Water, un documentaire très poignant, dresse un portrait à la fois frontal et senti de la réalité de certaines communautés autochtones canadiennes luttant pour préserver leur mode de vie face aux changements qu’impliquent l’avènement de l’industrie pétrolière sur leurs terres2.

Ayant appris que les compagnies pétrolières de l’Alberta projettaient s’établir sur son territoire natal en Saskatchewan, Cariou entame une sorte de pèlerinage pour aller à la rencontre de collectivités autochtones Cris, Déné et Métis afin de saisir les espoirs et les craintes qui les animent devant le développement dans leurs milieux d’une industrie connue pour ses pratiques environnementales et citoyennes peu scrupuleuses. Comment imaginent-ils que leur vie seront transformés par l’implantation de ces exploitations bitumineuses ? Au cours de son parcours, le co-réalisateur découvre des individus divisés entre l’envie de préserver l’intégrité et la qualité de leurs espaces et l’espérance d’améliorer les conditions de vie de leur communauté en tirant profit de l’activité économique promise par les entreprises.

Par le biais de nombreux témoignages recueillis au sein des communautés, le film aborde les questions de l’envahissement et du déracinement et dépeint certains des aspects potentiellement les plus désastreux de la migration et de la transformation. Alors que les individus interviewés évoquent la transhumance en parlant de leurs modes de vie ancestraux et de leur relation très organique avec le territoire et le déplacement, celle-ci apparaît également dans le film comme une conséquence de l’installation de l’industrie pétrolière sur leurs terres : ayant des impacts environnementaux majeurs, contaminant l’air, l’eau et le sol, sa présence risque d’obliger une part des populations à envisager abandonner leurs pratiques traditionnelles et possiblement même à quitter leurs domiciles, leurs milieux, pour préserver leur santé.

C’est presque comme s’il y a un point quelque part dans un futur très proche où nous n’aurons pas le choix : faire nos valises et quitter nos maisons … »  
- Traduction libre extraite des paroles d’un des intervenants du film 

Land of Oil and Water est un film tout en nuances dont le propos et l’engagement soulèvent des enjeux graves, toujours criants d’actualité et encore trop souvent occultés. Il sonne pour moi comme un appel à la résistance. 

 


Alors que les individus interviewés évoquent la transhumance en parlant de leurs modes de vie ancestraux et de leur relation très organique avec le territoire et le déplacement, celle-ci apparaît également dans le film comme une conséquence de l’installation de l’industrie pétrolière sur leurs terres : ayant des impacts environnementaux majeurs,
LAND OF OIL AND WATER - WARREN CARIOU, DOCUMENTARY 2009. 43 MIN 25 SEC - SASKATCHEWAN/MANITOBA

LAND OF OIL AND WATER - WARREN CARIOU, DOCUMENTARY 2009. 43 MIN 25 SEC - (SASKATCHEWAN/MANITOBA) WINNIPEG FILM GROUP

ÎLE ET AILE - DAN POPA, DOCUMENTAIRE EXPÉRIMENTAL, 2014, 23 MIN 40 SEC - MONTRÉAL

Pour conclure le programme, je propose un poème filmique signé par Dan Popa, réalisateur montréalais d’origine roumaine. Troisième film d’une trilogie qui explore les dynamiques humaines par le spectre de différents moyens de transport, Île et Aile est un voyage presque méditatif qui multiplie les points de vue sur l’aviation contemporaine3. De l’attraction sentimentale particulière que les voyages, les aéroports et les avions exercent sur plusieurs à la question de l’immigration, l’œuvre, à la fois documentaire et essai cinématographique, embrasse de nombreux visages de la notion de transhumance.

Le film déploie son apesanteur au fil de longs plans et de ralentis auxquels le regard et l’attention se suspendent. Des scènes captées dans une vingtaine d’aéroports à travers le monde et une pléiade de vues du ciel et des plans sur les cabines de pilotage planent sur une trame sonore hypnotisante.  Composée d’une musique minimaliste, dont les nappes mélodieuses et l’atmosphère ne sont pas sans rappeler celles de Music for Airports de Brian Eno4, celle-ci est sertie notamment d’extraits d’échanges entre pilotes et contrôleurs aériens, glanés sur les ondes, et des fragments du témoignage d’une femme d’origine roumaine ayant immigré au Canada.

En posant son regard vibrant sur des endroits que l’anthropologue Marc Augé identifie comme des  non-lieux, « des espaces interchangeables où l'être humain reste anonyme, où il ne vit pas, qu’il ne s'approprie et avec lesquels il a plutôt une relation de consommation »5, Popa insuffle une âme sensible à ces espaces de passage et de transition qui s’en trouvent alors chargés de sens et d’émotions. Île et Aile est pour moi un envoûtant appel vers l’ailleurs et la liberté, une ode au voyage et aux parcours de vie, à l’attrait des airs et au rêve intemporel et fondamentalement humain de voler. Un sublime et aérien point d’orgue pour conclure ce premier programme.


 
4 Ambient 1 : "Music for Airports" est un album de musique composé par Brian Eno en 1978. (https://fr.wikipedia.org/wiki/Ambient_1:_Music_for_Airports
 

 

...son regard vibrant sur des endroits que l’anthropologue Marc Augé identifie comme des non-lieux, « des espaces interchangeables où l'être humain reste anonyme, où il ne vit pas, qu’il ne s'approprie et avec lesquels il a plutôt une relation de consommation »...
ISLAND AND FLIGHT - DAN POPA, EXPERIMENTAL DOCUMENTARY, 2014, 23 MIN 40 SEC - MONTRÉAL
ÎLE ET AILE - DAN POPA, DOCUMENTAIRE EXPÉRIMENTAL, 2014, 23M40 SEC - MONTRÉAL (LES FILMS DU 3 MARS - F3M

ARIANE PLANTE

Détenant une formation en anthropologie, Ariane Plante œuvre depuis un dizaine d’années comme pigiste dans le milieu culturel et artistique notamment comme commissaire, programmatrice, auteure, chargée de projets puis conseillère artistique. Artiste autodidacte, elle développe en outre une pratique professionnelle en arts médiatiques et visuels. Elle est boursière du Conseil des arts et des lettres du Québec, comme artiste et commissaire, et de Première Ovation, comme artiste, auteur (scénarisation) et commissaire. En 2012, Ariane Plante initie Klondike – décor sonore pour patinoire un projet de commissariat indépendant en art audio. Elle élabore également Occupation trouble, un programme d’œuvres vidéo tirées de la médiathèque de La Bande Vidéo. En 2015, elle fut nommée commissaire principale des éditions 2016, 2017 et 2018 du Mois Multi, festival international d’arts multidisciplinaires et électroniques de Québec. Elle a également programmé un volet Art et Exploration au Festival de cinéma de la Ville de Québec en 2017. Ses textes ont notamment été publiés dans le cadre d’une exposition à Oboro et dans la revue ETC media. Elle vit à Montréal et travaille à Québec et Montréal.

 

Nous remercions le Conseil des arts du Canada de son soutien. L’an dernier, le Conseil a investi 153 millions de dollars pour mettre de l’art dans la vie des Canadiennes et des Canadiens de tout le pays.