#GÉOGRAPHIES : Ici et là-bas

 

Ce premier programme de la série #GÉOGRAPHIES 2018 a été confié à VUCAVU par NADINE VALCIN, une cinéaste et scénariste basée à Toronto. Ici et là-bas comprend cinq œuvres qui explorent les lieux de nos origines et les lieux où nous finissons par habiter. La sélection que Valcin a choisie est le premier des quatre programmes gratuits qui seront publiés de mai à septembre 2018. La série #GÉOGRAPHIES2018 de VUCAVU reflète largement sur les notions de mémoire et d'identité comme étant liées au physique; que ce soit à des espaces physiques, à des architectures construites, au paysage corporel et le mot écrit. L'objectif de la série #GÉOGRAPHIES2018 est de lancer de nouvelles perspectives sur ce qui a déjà été nommé et défini. Les géographies sont des entités physiques existantes qui sont souvent nommées et rebaptisées, à travers une réflexion sur elles et avec divers objectifs qui sont créés et transformés à travers le temps.

Regardez la vidéo d'introduction de la commissaire par Nadine Valcin ci-dessous.



Nadine Valcin

Nadine Valcin
Productrice, Scénariste et Réalisatrice 

Ici et là-bas
Essai de Nadine Valcin

Nadine Valcin une productrice, réalisatrice et scénarise primée. Elle réalise et produit des émissions, des magazines pour la télévision, des documentaires et des œuvres cinématographiques qui ont été diffusées à CBC, CBC News Network, TVO, W, Artv, Réseau de l’information (RDI), Société Radio-Canada (SRC), TFO, ainsi que TV One et le History Network aux États-Unis.

Parmi ses réalisations pour l’Office national du film du Canada, on retrouve les documentaires Black, Bold and Beautiful , Une école sans frontières et À quand la justice. En 2016, son court métrage expérimental Heartbreak était un des 20 finalistes parmi plus de 1700 soumissions à l’édition inaugurale du TIFFxInstagram Shorts Fest du Festival international de films de Toronto. La cinéaste aborde aujourd'hui la fiction. Elle a réalisé trois courts métrages et développe présentement deux longs métrages de fiction ainsi que Les fantômes de la mémoire, une expérience de réalité virtuelle sur l’histoire oubliée de l’esclavage au Canada. 

Nadine est récipiendaire de nombreux prix et subventions incluant deux bourses Chalmers de recherche artistique et le Drama Prize du National Screen Institute pour le court métrage bilingue Entre deux/In Between. Elle détient un diplôme professionnel en architecture de l’Université McGill et a participé aux ateliers Doc Lab, Women in the Director’s Chair et ceux du National Screen Institute. Elle était artiste-en-résidence à l’école de droit Osgoode de l’université York pour l’année académique 2015-2016 et la récipiendaire du DGC Ontario Mentorship 2016 - un programme de mentorat de Women in Film and Television (Toronto) et la Guilde des réalisateurs du Canada. 

" Ici et là-bas "
Un essai rédigé par Nadine Valcin


 

Notre compréhension de nous-mêmes est profondément enracinée dans les espaces que nous occupons.

- David Hartt

" Ici et là-bas " est une collection de cinq films sur les lieux de nos origines et les lieux où nous finissons par habiter. Elle aborde la tension et la transition entre ces espaces et la dislocation qui surgit lorsque nous passons d'un à l'autre. Les films incarnent des contrastes spatiaux, temporels et culturels tout en donnant la parole à un éventail de sujets : un chef mauritanien, une jeune femme Cree, une activiste zimbabwéenne, plusieurs Haïtiens vivant en République dominicaine et des résidents autochtones du nord du Manitoba.

Le film " Sur la route du sel " (The Salt Caravan) de Maya Ombasic tourne autour d'Atigh Ould, le charismatique chef mauritanien et propriétaire du restaurant berbère La Khaima à Montréal et sa quête pour le sel mythique qui est à la fois un objet géologique et un assaisonnement imprégné d'une saveur très particulière.

Lorsque le chef décrit avec vivacité le long voyage et le processus utilisé pour la récupération du sel dans le désert du Sahara, le sel devient l'incarnation de la nostalgie et de ses racines. C'est une substance qui peut ne peut être trouvée que là-bas, mais qui peut transporter les saveurs de son pays natal, ici.

" Sur la route du sel ", tourné entièrement en intérieur, souligne la tension et la dislocation. Nous ne voyons jamais les rues de Montréal ou le désert du Sahara, mais nous découvrons ces emplacements uniquement à travers des allusions. Ce choix cinématographique renforce aussi la notion de confinement et de distance, la condition d'être piégé et de pouvoir uniquement accéder au lieu convoité par la mémoire et l'imaginaire.

Le remarquable talent d’Ould comme conteur et la simple maquette qu'il construit sont les éléments qui nous transportent dans le désert du Sahara. Le sable qu'il laisse couler avec amour entre ses doigts devient le symbole de l'endroit qu'il convoite. Le film intimiste est tourné en huit clos, tournant son regard vers l'intérieur tout en évitant les fenêtres et les extérieurs. Il privilégie les gros plans aux plans plus larges accentuant le monde lointain qu'Atigh évoque plutôt que le monde extérieur qui l'entoure. Les espaces minimalistes que nous voyons sont décorés avec des objets qui invoquent sa patrie. Ils sont à la fois des espaces interstitiels qui ne sont ni ici ni là-bas, tout en étant simultanément des espaces englobants qui sont à la fois ici et là-bas.

Ils sont à la fois des espaces interstitiels qui ne sont ni ici ni là-bas, tout en étant simultanément des espaces englobants qui sont à la fois ici et là-bas.

L'ambiance festive qu’on retrouve dans " Sur la route du sel " et ses plaisants souvenirs contrastent avec le ton plus sombre de " This Halfway Place ". Dans ce récit à la première personne, la cinéaste et militante Gertrude Hambira documente son voyage du Zimbabwe au Canada en recréant la dernière étape de son périple entre Buffalo, New York et Niagara Falls, en Ontario.

Le film s’amorce avec son embarquement dans un autobus aux États-Unis. Nous l’accompagnons à travers les rues pacifiques de la banlieue jusqu'au pont transnational qui est le lien entre le passé et le présent, ici et là-bas, sa nouvelle vie et tout ce qu'elle a connu auparavant. Hambira raconte son histoire avec à la fois émotion et retenue. Tout le long de son trajet en autobus, nous restons en gros plan sur son visage stoïque. La seule trace d’émotion que nous voyons est les quelques larmes qu'elle essuie rapidement et discrètement sur son visage.

Les images d'archive extraites de son travail documentaire servent de doubles signifiants en illustrant le conflit qu'elle fuit, mais aussi son propre travail d'activiste. Leurs couleurs sont désaturées, témoignant de leur appartenance à un temps et à un lieu quelque peu lointains. Leur violence et leur gravité sont en contraste marquant avec les rues verdoyantes où le calme va de soi.

Hambira utilise plusieurs mécanismes pour créer de la distance et démontrer son aliénation. Pendant son voyage en autobus, elle est isolée et apparemment seule, à la fois séparée du paysage par la fenêtre du véhicule et des autres passagers que nous ne voyons jamais. Hormis une brève intervention dans ses images d'archives, elle ne s’adresse jamais directement à la caméra. Nous l'entendons seulement en voix off, évoquant les événements qui l'ont amenée à fuir sa patrie.

" This Halfway Place " se termine lorsque l'autobus traverse le pont qui mène vraisemblablement au Canada, l'écran devient blanc symbolisant la page vierge qui l’interpelle et l'inconnu auquel elle doit maintenant faire face.

Nous l’accompagnons à travers les rues pacifiques de la banlieue jusqu'au pont transnational qui est le lien entre le passé et le présent, ici et là-bas, sa nouvelle vie et tout ce qu'elle a connu auparavant.

" Tashina " raconte l'histoire d'une jeune fille qui est forcée de quitter sa réserve dans le nord du Manitoba pour poursuivre ses études secondaires à Winnipeg. La réalisatrice Caroline Monnet soutient avec respect et délicatesse le récit à la première personne du personnage principal éponyme. Le film est un parcours qui contraste le paysage qui l'a nourrie et l'environnement bâti rigide de l'école qui l'entoure maintenant.


" Tashina " commence avec un gros plan d'un escalier mécanique se déplaçant vers le haut accompagné d'un son semblable à un drone - un son à la fois anonyme, percussif et inquiétant. Nous ne voyons pas d’où vient ni où il mène. C'est à la fois un passage et une force propulsive. Baigné d’une lumière dorée, il est presque abstrait dans son rendu. Pourtant, l’escalier mécanique est froid et peu accueillant, implacable dans son mouvement et dépourvu de toute présence humaine.

L'escalier mécanique, un moyen de se déplacer d'ici à là-bas, évoque le voyage que Tashina est forcée d’entreprendre pour accéder à l'enseignement supérieur. Elle doit quitter sa communauté pour acquérir les compétences qui lui permettront de revenir et d'aider les personnes qui lui tiennent à coeur. L'appareil mécanique détonne fortement avec les images de la réserve, les paysages qui l’entourent, la rivière immaculée qui coule bordée de bancs de neige immaculés.

Ces images de la nature et de majestueux espaces ouverts sont également juxtaposées à l'intérieur froid et confinant de l’école secondaire qu’elle fréquente. Alors que la connexion à la terre est évidente d'où elle vient, les seuls éléments végétaux que nous voyons à Winnipeg sont quelques arbres glanés d'une fenêtre.

Tashina raconte sa propre histoire avec une voix empreinte de fragilité et de nostalgie. Son parcours difficile et solitaire est évoqué dans les images que nous voyons d'elle seule, de dos, errant dans l'école. Elle ne parle jamais directement à la caméra, mais nous entendons sa voix désincarnée. Elle articule sa dislocation et renforce la tension et la dualité de son expérience en tant que quelqu'un qui est physiquement ici, mais surtout de là-bas.

La distance physique qui sépare Tashina de sa communauté est illustrée dans la conversation téléphonique qu'elle tente d'avoir avec son grand-père. Sa voix est craquante et distante et il ne peut l'entendre clairement. Le lien est rompu, malgré l’ardent désir d’interaction, même la technologie ne parvient pas à combler l’énorme gouffre entre les deux lieux.

Le visage de Tashina n'est visible que sur un plan du film lorsque la caméra fait un zoom arrière, la révélant coincée entre deux rangées d'étagères remplies de livres qui finissent par presque l’éclipser. Elle n'est qu'une petite figure dans un espace gigantesque, qu’une jeune femme autochtone qui tente de résister aux nombreuses barrières systémiques que notre pays a érigées.

Elle n'est qu'une petite figure dans un espace gigantesque, qu’une jeune femme autochtone qui tente de résister aux nombreuses barrières systémiques que notre pays a érigées.

" Kewekapawetan: Return After the Flood " de Jennifer Dysart commence également par une expédition. Cette fois-ci, le voyage se fait en sens inverse jusqu’au lac Southern Indian, à 13 heures de route au nord de Winnipeg, où la cinéaste rend visite à sa famille élargie et participe à une fête communautaire qui honore la terre. Le film s’amorce avec la dernière étape de son trajet à bord d’un bateau, le paysage apparemment paisible et idyllique scintillant sous le soleil de fin de journée. Les cicatrices invisibles qui marquent la terre sont bien cachées à 10 pieds sous la surface du lac depuis les inondations provoquées par Manitoba Hydro il y a près d'un demi-siècle.


" Kewekapawetan " est un film sur l'effacement et la mémoire. Il examine également comment on peut rentrer chez soi, même lorsque son domicile a été oblitéré. La tension dans le film réside dans l'invisibilité de la cicatrice très profonde dans le paysage et de ses répercussions dévastatrices sur la communauté. Le film oscille très habilement entre ce qui était et ce qui est, entre le présent et le passé, entre la documentation officielle et l'histoire orale pour construire un puissant récit.

Mis à part les vidéos d'archive de la communauté avant les inondations, les seuls vestiges de ce passé sont deux photographies qui montrent la maison où le père de la cinéaste a grandi. Nous les voyons à plusieurs reprises dans le film, mises en contexte par différentes personnes. Ce sont des fragments visuels de mémoire, des témoins de ce qui était avant et qui n'est plus. Le reste du passé demeure fortement ancré dans l'histoire vivante et la tradition orale des aînés de la communauté qui peuvent encore se souvenir de ce qu'était le lac et leur mode de vie avant le déluge. Le rassemblement est pour eux une occasion privilégiée de transmettre leur connaissance de la terre aux jeunes enfants qui figurent dans le film et qui sont d’enthousiastes bénéficiaires de ce savoir.

Bien que " Kewekapawetan " dépeigne la résilience autochtone face à l'adversité, le refus du père de la cinéaste de retourner au site maintenant inondé de sa maison d'enfance occupe une place importante dans le film. Il ne peut faire face à l’immense douleur que cette disparition a provoquée pour lui. Le ici qui l'a formé n'est plus là

... le refus du père de la cinéaste de retourner au site maintenant inondé de sa maison d'enfance occupe une place importante dans le film. Il ne peut faire face à l’immense douleur que cette disparition a provoquée pour lui. Le ici qui l'a formé n'est plus là.

Dans le documentaire " Citoyens de nulle part " de Nicolas-Alexandre Tremblay et Régis Coussot, la notion de patrie s’entremêle aux questions de race, de politique et d'économie. Le film traite des conséquences d'une loi qui a rendu apatrides près de 250,000 résidents d'origine haïtienne en République Dominicaine.

Contrairement aux autres films, il ne s'agit pas d'un voyage personnel, mais d'une approche plus journalistique, qui donne la parole à de multiples personnages de différentes parts du débat. Pourtant, ici encore, le paysage est un signifiant important où les images de montagnes, de palmiers, de plages et de l'océan créent l’impression d’un paradis tropical paisible. Et de nouveau, ces apparences cachent de profondes cicatrices invisibles sur cette île séparée en deux pays distincts dont les destins tumultueux sont étroitement liés.

La tension et la disparité sont visibles dans les images et les témoignages des immigrants haïtiens et de leurs descendants qui vivent dans de petites communautés isolées et appauvries, et les riches Dominicains ultranationalistes qui leur reprochent une grande partie des maux sociaux et économiques de leur pays. Tremblay et Coussot suivent les premiers dans leur vie personnelle en recueillant des portraits intimes de leur quotidien tout en interviewant les derniers dans un format plus formel. Le cheminement difficile des Haïtiens qui luttent pour leur survie contraste avec le mépris virulent que des segments de l'élite dominicaine leur portent. Un travailleur communautaire, un journaliste et d’autres Dominicains avec des vues plus modérées contextualisent la présence des Haïtiens et soutiennent leurs droits à la citoyenneté.

Les images d'archives des Dominicains qui attaquent des Haïtiens et brûlent leurs domiciles à la suite de la législation sont brutales et difficiles à regarder. Mais le moment le plus révélateur du film est un instant calme où la caméra reste inconfortablement sur les visages silencieux des leaders du mouvement ultranationaliste, bouillonnant de colère contre leurs boucs émissaires choisis.

" Citoyens de nulle part " illumine ce que c'est que d'être apatride : le vide qui émerge lorsque vous perdez votre maison, quand vous n'êtes plus les bienvenus ici, mais que vous ne pouvez pas retourner là-bas.


 


Nous tenons à remercier le Conseil des arts de l’Ontario, un organisme du gouvernement de l’Ontario, de son aide financière.





Nous remercions le Conseil des arts du Canada de son soutien. L’an dernier, le Conseil a investi 153 millions de dollars pour mettre de l’art dans la vie des Canadiennes et des Canadiens de tout le pays.

... ces apparences cachent de profondes cicatrices invisibles sur cette île séparée en deux pays distincts dont les destins tumultueux sont étroitement liés.